19 juin 2021
Le Révérend Père Jean Emile DEHALU, O. Praem.
Chanoine régulier de l’Eglise Notre-Dame de Leffe
s’est paisiblement endormi dans le Christ au petit matin de ce samedi 19 juin 2021.
Né à Statte (Huy) le 13 décembre 1928, il a reçu l’habit prémontré le 10 février 1956, émis profession le 10 février 1958 et été ordonné prêtre le 10 décembre 1961. Devenu successivement maître des convers et chargé du vestiaire en 1963, responsable de la maison des retraitants en 1965, proviseur et cellérier en 1975, aumônier de la clinique Sainte-Anne de Dinant en 1983, curé de Couthuin, dans le diocèse de Liège, en 1991, puis de Burdinne et Lamontzée, dans le même diocèse, en 2000, il a achevé sa longue vie à l’abbaye, jubilaire, au milieu de ses frères, muni du sacrement de l’Onction et du Viatique.
Ses funérailles ont été célébrées à l’Abbaye de Leffe le mardi 22 juin. Son corps repose dans le cimetière de la communauté.
Priez Dieu pour lui.
La lecture du livre d’Isaïe que nous venons d’entendre semble bien représenter ce qui se trouvait au cœur de l’imaginaire et de la foi du père Jean : une convivialité et une hospitalité qui sont ici-bas un reflet de l’hospitalité divine et céleste et offrent de la compassion, de la miséricorde et de l’aide fraternelle aux malheureux pour les conduire vers une espérance et une louange reconnaissante.
Cette louange et cette espérance ont bien sûr pour objet la résurrection que saint Paul évoque dans sa lettre aux Corinthiens. Le père Jean était littéralement saisi par l’amour du Christ, décentré vers celui-ci au point de s’oublier lui-même et assez souvent aussi, si vous me permettez d’être un peu taquin, au point d’oublier tout court.
Le père Jean regardait toute personne dans la lumière du Christ. Ce qu’il voyait en chacun et chacune pouvait parfois laisser ébloui ou même aveuglé celui ou celle à qui il s’adressait. Mais regardant avec son cœur, il ne voyait plus de manière simplement humaine et discernait la créature nouvelle prête à naître en Dieu. Paradoxalement, cette recherche du monde nouveau en naissance le laissait parfois lui-même désarçonné devant notre temps actuel qui se laisse de moins en moins accoucher spirituellement, en apparent contraste avec les temps anciens de sa jeunesse.
Le Père Jean n’était pas à proprement parler un intellectuel mais il avait une connaissance profonde des choses, une connaissance de l’ordre de l’amour. Saint Matthieu nous rapporte que, pour Jésus, Dieu a caché ses mystères aux sages et aux savants mais les a révélés aux tout-petits. En disant cela, Jésus s’adresse à son Père comme un petit enfant à son papa, dans une intimité toute filiale. C’est cette intimité que le Père Jean vivait et voulait vivre. C’est comme cela qu’il pouvait répondre de l’espérance qui était en lui à travers une attitude, des gestes. C’est cela aussi qui lui permettait de s’émerveiller de la phrase, de la formule ou de la citation en apparence la plus banale, la plus éculée. Les paroles et les mots n’étaient pour lui que des soutiens toujours un peu branlants pour exprimer quelque chose d’indicible : le mystère qui transparaît et se dévoile sans jamais totalement se dire. Ce mystère qui était au cœur de sa vie le faisait rayonner de joie et d’enthousiasme.
Le père Jean était une pile électrique débordante d’énergie et n’avait rien à envier à la centrale nucléaire de son pays natal. Sa vivacité intuitive dépassait souvent sa propre pensée qui était quant à elle nettement plus méditative. Il n’était pas un adepte de la technologie, redoutait les chauffe-eaux comme la peste, ne craignait pas de camper dans des presbytères en ruine ni de se lancer dans des aventures d’apparence hasardeuse. Le diocèse entier pouvait devenir sa paroisse et il ne craignait jamais de déborder le cadre qu’il s’était donné par ailleurs. C’était même devenu un mode de vie à la fois attrayant pour lui et désarçonnant pour les autres.
Même s’il a passé sa jeunesse dans les patros, à certains égards, il était plutôt un scout, un éclaireur. Pionnier dans l’établissement ou le rétablissement de relations interpersonnelles délicates entre des tiers, c’était quelqu’un qui cherchait à faire régner l’harmonie ou à provoquer la réconciliation.
Sur le mur de sa chambre, j’ai trouvé une citation d’un illustre inconnu, un certain Luc Dubuisson. La voici : Quand on choisit quelqu’un, le plus souvent on choisit quelque chose de quelqu’un : son joli minois, son intelligence, sa fraîcheur à tel instant. Or ce quelque chose s’en va plus ou moins vite ou bien se retrouve en mieux chez quelqu’un d’autre. C’est pourquoi on devient infidèle par fidélité au quelque chose. Mais quand tu choisis vraiment quelqu’un, eh bien, même s’il change, t’agace, vieillit ou te trahit, même s’il t’apparaît imbécile, c’est toujours lui et tu es bien forcé de lui faire miséricorde. Il n’y a que la miséricorde pour nous faire entrer dans une relation réelle aux personnes. Sans elle on n’est en relation qu’avec les personnages de notre petite comédie. Sans doute le père Jean a-t-il conservé cette citation parce qu’elle pouvait aider les couples qu’il accompagnait de près ou de loin. Mais elle est d’actualité pour tous les états de vie.
La grande sensibilité du père Jean a parfois bien souffert de la dureté de cœur, du réalisme plat ou de l’esprit terre-à-terre des gens avec qui il vivait ou travaillait. Mais il persévérait et avançait. Il ne fait aucun doute que son combat vital contre la tuberculose, en affaiblissant son corps, a fortifié sa volonté et sa détermination. Nous nous souviendrons tous aussi de cette présence régulière au chœur et aux repas communautaires alors qu’il ne pouvait plus entendre ce qui s’y disait.
Sa foi a sans aucun doute rencontré bien des épreuves et des déceptions. Mais c’est le propre de l’amour authentique d’être passé au creuset de la déception et du renoncement pour se faire offrande gratuite à la louange et à la gloire de Dieu.
C’est dans cette confiance que nous inscrivons aujourd’hui le Père Jean par cette célébration. Comme Jésus, il a dû accepter beaucoup de renoncements, il a peut-être parfois suscité l’incompréhension. Le renoncement est le marchepied de la plénitude. Les morts à nous-même nous préparent à l’entrée dans la Vie.
Cette célébration eucharistique que nous allons vivre vient creuser en nous cet humble désir de vérité. En nous invitant à la réconciliation des convictions personnelles dans une vérité plus grande et plus belle, elle réforme nos jugements à contretemps et nous donne la sagesse nécessaire pour nous mettre à l’école du bon plaisir de Dieu. Un plaisir qui fait porter d’un cœur léger le fardeau des exigences de la vie et exorcise nos démons.
Un plaisir qui finalement nous empêche ainsi de juger et condamner les autres et nous-même selon les normes que nous nous infligeons et imposons, souvent en fonction d’une hiérarchie trop mondaine des valeurs. Ainsi nous est donné l’Esprit de Dieu qui nous met à même d’accomplir comme Jésus la volonté du Père au sein d’une vraie famille de frères. Je vous livre à cet effet une autre citation affectionnée par le P. Jean, de Martin Luther King cette fois : Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.
Que cette célébration soit un moment où, partageant dans la peine l’amour du Seigneur humblement donné à travers la pauvreté de cette eucharistie, nous partagions également l’espérance de tous nous retrouver dans la joie au festin de viandes grasses et de vins capiteux que nous promet le Seigneur.