10 janvier 2016
Si vous êtes déjà venus visiter notre église, votre regard s’est très certainement posé un instant sur l’immense retable intitulé L’adoration des Bergers, d’une grande richesse symbolique. Pas étonnant puisqu’à l’époque les tableaux, et l’art en général, servaient d’outil pédagogique pour les fidèles. Seuls quelques privilégiés avaient accès au savoir consignés dans les livres.
Avant toute chose, arrêtons-nous à celui qui l’a peint : Hugo van der Goes. Pour être plus exacts, notre retable n’est qu’une copie à l’identique (enfin, presque [1]) du 19e siècle et due à Meertz.
Hugo van der Goes (1440-1482) est un nom qui peut-être ne vous dit rien. De sa vie avant 1467, année au cours de laquelle il entre dans la Corporation des peintres de Gand, on ne sait rien. Hugo van der Goes développera une grande activité picturale par la suite. La ville de Gand, des clercs, des aristocrates, des fonctionnaires sont ses commanditaires. En 1475, à peine devenu doyen de sa Corporation, il entre dans la vie religieuse au prieuré du Rouge-Cloître niché dans la forêt de Soignes, à quelques lieues Bruxelles. Frère convers, il y terminera sa vie atteint de débilité mentale. De lui, l’Histoire n’a quasi rien retenu. La fureur iconoclaste a d’ailleurs détruit toutes ses oeuvres se trouvant dans les églises gantoises. C’est bien dommage car son talent égale celui de ses contemporains tels que van der Weyden (de la Pasture), van Eyck, Memling, et autres primitifs flamands que nous connaissons tous. En outre, son oeuvre a retenti d’un écho puissant dans toute l’Italie et plus spécialement à Florence, où se trouve actuellement l’original (Galerie des Offices).
Revenons-en, enfin, au tableau. Les dimensions nous paraissent impressionnantes (2,53 x 4,05m). Elles le seront tout autant pour l’époque. Le triptyque a été commandé au début des années 1470 par les Portinari, riches bourgeois, agents banquiers des Médicis à Bruges. Ils l’enverront à Florence où il sera placé en 1474-75 dans la petite chapelle Saint-Gilles de l’hôpital Sancta Maria Nuova, le plus grand de la ville, fondé par leurs ancêtres deux siècles auparavant.
Penchons-nous de plus près sur le panneau central. Il dépeint la Nativité et l’adoration des bergers. L’enfant-Dieu est posé à même le sol, sans même un peu de paille en guise de couche. Contraste saisissant avec la beauté, la richesse des différentes étoffes chatoyantes habillant les différents personnages de la scène. Mais cette nudité de Jésus ne fait que souligner la réalité même de l’Incarnation. Noël, Dieu visite son peuple en prenant notre condition, en se faisant homme. Y-a-t-il pauvreté plus grande pour un Dieu ? Un Dieu nu qui nous dit aussi qu’il méprise la richesse. Remarquez la lumière qui se dégage de l’Enfant. Cela est d’autant plus frappant face aux tons sombres dominant dans toute la peinture. Lumière qui rayonne autour de l’enfant et plus encore sur le visage de la Vierge et sur l’aube de l’ange à côté d’elle. Lumière qui se révèle aux nations.
La Vierge. Elle est ici drapée dans une robe d’un bleu profond. La couleur n’est pas anodine. Le bleu au Moyen-Âge était la couleur de la transcendance, du caractère divin. Marie n’est-elle pas cette humble servante sur qui Dieu s’est penchée, l’ayant revêtu de son ombre ?
Les anges. Ils sont en nombre ! Seize sur ce panneau central. Sept dans le bas du tableau, au pied du nouveau-né, et deux autres entre la Vierge et les bergers. Ils correspondent aux neuf choeurs traditionnels : les séraphins, les chérubins, les trônes, les dominations, les vertus, les puissances, les archanges et les anges. Remarquez-le, tous sont habillés d’une façon différente. Ils portent les vêtements liturgiques propres aux différents ordres (mineurs et majeurs) par lesquels il fallait passer avant de devenir prêtre (portier, exorciste, lecteur, acolyte, diacre, sous-diacre et prêtre) jusqu’à la réforme liturgique en 1965. Des anges, on en trouve encore au-dessus de saint Joseph, au-dessus de l’âne et du boeuf, au-delà de la charpente abritant la scène. Eux aussi adorent l’enfant, joyeux de chanter la gloire de Dieu. « Devant toi se prosternent les archanges, les anges et les esprits des cieux ; ils te rendent grâce ; ils adorent et ils chantent : Saint, Saint, Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers ; le ciel et la terre sont remplis de ta gloire... » Ces paroles du Te Deum, hymne d’action de grâce de l’Église, ne sont-elles d’ailleurs pas brodées sur les parements de la chape d’un des neuf anges ?
Saint Joseph. Il est discret, effacé. Il est caché au pied d’un pilier à gauche. Vêtu de rouge. Rouge, couleur royale. Le peintre nous rappelle ici que Joseph est de souche royale, descendant de la Maison de David, roi d’Israël par excellence. Dieu a fait surgir la force qui nous sauve dans la Maison de David, son serviteur. Voyez son sabot est posé à côté de lui. Le geste n’est pas banal. Joseph nous renvoie ici à Moïse devant le buisson ardent. Tout comme Moïse se trouvait devant Dieu, Joseph se retrouve face à Dieu. Tout comme Moïse s’est déchaussé par respect pour le lieu saint dans lequel il se tenait, Joseph fait de même par humilité.
Passons de l’autre côté de ce panneau central. Attardons-nous sur les bergers. Tout d’abord sur ceux qui sont penchés sur l’Enfant. Voyez leurs visages. Tous les trois ont des visages bien différents, à l’inverse des anges. Un jeune, un vieux et un berger dans la force de l’âge. Van der Goes veut nous rappeler ici que le Christ est venu pour tous les hommes sans exception d’âge. C’est chez nous tous, quel que soit notre âge, que Dieu veut habiter. Cependant, il s’invite, ne s’impose pas.
Des bergers, il y en a encore trois. Levez les yeux vers le coin supérieur droit du tableau. L’ange vient de leur annoncer cette incroyable nouvelle tant attendue par Israël : aujourd’hui vous est né un Sauveur. Une fois encore tous les trois sont différents par leur réaction. Un est quasiment déjà arrivé à la crèche. Un deuxième est plus dubitatif, se demandant s’il va y aller ou s’il va continuer à faire paître ses moutons. Quant au troisième il n’y croit pas et ses gestes démesurés nous le font facilement comprendre. Ces trois attitudes ne nous renverrait-elle pas à nous ? Comment accueillé-je cette Bonne Nouvelle de l’annonce de la naissance d’un Sauveur ? Suis-je le croyant qui fonce à la crèche ne demandant qu’à adorer ? Suis-je l’agnostique ne sachant pas si Dieu existe ou non ? Ou bien encore suis-je l’athée ne reconnaissant pas Dieu ?
Au bas du panneau, avez-vous remarqué ces fleurs ? Trois iris — deux blancs et un bleu foncé —, une tige de lis rouge, des ancolies, des oeillets et des violettes. Les violettes expriment dans le langage de l’époque l’humilité, la modestie, la soumission à la volonté divine. Les oeillets, « nagelbloem » en néerlandais, « fleurs-cloux », évoquent les trois qui clouèrent le Christ sur la Croix. Les lys sont une allusion à son sang versé pour l’humanité. Deux fleurs, mais portées sur une seule branche : une personne mais deux natures, Christ est à la fois vrai Dieu et vrai homme. Les iris blancs et bleus renvoient à la pureté et à la douleur de la Vierge Marie. Voyez les sept feuilles des iris. Leur forme n’évoque-t-elle pas des glaives, ceux-là même qui lui transperceront le coeur ? Les ancolies quant à eux représentent l’Esprit Saint. Comptez les fleurs de cette branche d’ancolie, vous en trouverez sept et un bouton prêt à éclore. Sept fleurs comme les sept dons de l’Esprit. Le bouton évoque la promesse, celle que Dieu a faite à son peuple de le sauver en lui envoyant le Messie. Les vases qui contiennent toutes ces fleurs ne sont pas anodins. Les lys et les iris sont contenus dans un pot de pharmacien. Comment ne pas penser aux malades que le Christ a rencontré tout au long de sa vie terrestre et qu’il a guéri ? Quant aux ancolies, c’est dans un verre d’eau pure et transparente qu’elles sont contenues. C’est une autre façon de signifier Notre-Dame. Qui plus qu’elle est pure et transparente à l’oeuvre de l’Esprit ? Une gerbe de blé attire également l’attention. Bethléem, « maison du pain » mais aussi « Pain de Vie ». On ne peut échapper au parallélisme entre l’Enfant et les épis de blé. L’un deviendra l’autre. Hugo van der Goes évoque déjà la mort du Christ et son don total dans l’Eucharistie.
Passons au panneau de gauche. Tommaso Portinari, le père de famille, y est représenté agenouillé devant son saint patron, saint Thomas. Derrière lui se trouvent ses deux fils, Antonio et Pigello. Il semble que Pigello, le cadet, ne soit pas représenté avec son saint protecteur. Saint Thomas, le douteur, celui qui le soir de Pâques n’étant pas avec les disciples quand le Christ ressuscité leur apparut, refusa de croire quand ceux-ci lui dirent qu’ils avaient vu le Seigneur. « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas. » Thomas ne croira que huit jour plus tard quand le Christ lui apparaîtra. Remarquez le pied nu de l’Apôtre, le seul de tout le tableau. Le peintre voulait-il souligner sa vocation de marcheur annonçant sur les chemins du monde la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ? Comme ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui apporte la bonne nouvelle. À côté de saint Thomas, se tient saint Antoine du désert. Antoine est le père de la vie érémitique, le fondateur de la vie religieuse.
Voyez-vous au-dessus de saint Antoine, c’est saint Joseph qui aide la Vierge à se frayer un chemin parmi un défilé de rocher. À même hauteur, une ville lointaine. Jérusalem où vit le sombre Hérode ?
Quant au panneau de droite, il est celui des femmes. Maria Magdalena Portinari et sa fille Margarita. Derrière elles, leurs saintes patronnes respectives. Si vous faites attention, vous remarquerez le regard croisé de ces deux saintes. Normal ! Leurs protégées ne se trouvent pas en face d’elles mais à l’opposé. Madeleine, la pécheresse pardonnée , est le premier témoin de la résurrection. Alors qu’elle se rendait au tombeau munie d’un pot contenant des onguents pour embaumer celui qu’elle avait suivi jusqu’à la Croix, lui-même ressuscité lui demanda d’aller annoncer aux Apôtres l’heureuse nouvelle qu’il était vivant. Quant à sainte Marguerite, la légende rapporte d’elle qu’elle aurait été martyrisée au 3e siècle par un préfet romain, Olybrius, qui succomba aux charmes de la jeune fille et qui voulut l’épouser. Cependant, bien que de bonne famille, la sainte d’Antioche avait rejoint les premiers chrétiens ; elle n’entendait pas renier sa nouvelle religion et, encore moins, sa foi en Jésus Christ, pour se fourvoyer à honorer les dieux païens auxquels croyaient son père et Olybrius. Fou de rage, le préfet tenta de faire fléchir sa belle par les procédés les plus cruels. Or, malgré l’emprisonnement, les supplices et les souffrances, elle tint bon. Le diable lui-même s’empara de la cause du préfet et apparut à sainte Marguerite alors qu’elle était enfermée dans son cachot. Rien n’y fit. Olybrius ne put accepter l’échec et fit décapiter celle qui aurait pu devenir sa compagne.
Derrière les saintes, de façon très discrète, on peut remarquer trois hommes montés à cheval, richement parés. Il s’agit bien évidemment des mages, venant adorer le Christ. Ils ont dû passer par de nombreuses tribulations avant de pouvoir venir adorer l’Enfant. Voyez en arrière fond les différentes montures qu’ils ont laissées derrière eux avant d’arriver à Bethléem. Image peut-être de ce qui constitue notre propre chemin de foi ? Par quels chemins passons-nous avant de reconnaître Celui qui est le Chemin la Vérité et la Vie ? Quoi qu’il en soit, ces chemins, ces sentiers, il fallut plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années, aux mages pour les parcourir. Comment n’en serait-il pas autant pour nous qui cherchons à tâtons notre chemin dans la foi. Cependant, nous ne sommes jamais seuls dans ce périple. À l’image de Marie accompagnée par Joseph sur les sentiers sinueux des monts escarpés de notre panneau de gauche, le Seigneur est avec nous chaque jour qu’il nous donne de vivre. Pour nous, il s’est fait chair, il nous a visités en prenant notre condition d’homme. Lui le Christ, le même hier, aujourd’hui et demain, est sans cesse à nos côtés. Un dernier regard sur le tableau tout entier nous le dit également. Panneau de droite : Marie enceinte, Christ viendra. Panneau central : Christ sur le sol enfant nouveau-né, Christ est là. Panneau de gauche : les mages arrivant au lendemain de la Nativité.
Père, toi qui as merveilleusement créé l’homme et plus merveilleusement encore rétabli sa dignité, fais-nous participer à la divinité de ton Fils, puisqu’il a voulu prendre notre humanité.
(Prière d’ouverture de la messe du jour de la Nativité du Seigneur)