Floreffe, une abbaye-mère
Abbaye de Floreffe
De retour de Cologne où il se rend afin de recevoir des reliques pour sa fondation de Prémontré, Norbert s’arrête quelque temps à Namur. Pour répondre au désir du comte Godefroid et de son épouse Ermesinde, acquis à la réforme grégorienne, il accepte d’établir une communauté dans la région. Le choix se porte finalement sur Floreffe, résidence secondaire de la famille comtale. Mais au moment où Norbert fonde ce monastère, la communauté de Prémontré n’a pas encore opté pour une règle de vie et c’est seulement à Noël de la même année que sont reçues les premières professions.
Dès les premières années qui suivirent sa fondation en novembre 1121, la communauté de Floreffe connaît un essor important. De nombreuses fondations d’hommes et de femmes ont lieu très rapidement, non seulement sur le territoire de l’actuelle Belgique (Leffe, Postel, Beaurepart, Heylissem, Mont-Cornillon...) et dans les pays voisins, mais aussi, dans l’élan des croisades, jusqu’en Terre sainte. Il faut rappeler en outre qu’à cette époque, des relations étroites sont entretenues avec l’Europe centrale, notamment en Hongrie dont le roi André II avait épousé Yolande de Namur. Cela favorise la fondation et l’essor de communautés religieuses prémontrées issues au moins indirectement de Floreffe.
A plusieurs moments de son histoire, Floreffe joue un rôle déterminant dans l’Ordre. Dès les tout premiers temps, Floreffe prend une place importante : son abbé est un des trois prélats conseillers de l’ordre et, à ce titre, il est un des visiteurs chargés de maintenir la régularité dans l’abbaye de Prémontré elle-même.
A partir du XVIe siècle, beaucoup d’abbayes sont mises en commende, recevant un abbé fictif, ecclésiastique ou laïc qui s’attribue une part importante des revenus de l’abbaye mais ne s’acquitte d’aucune obligation religieuse correspondant à son titre. Comme l’abbaye de Floreffe — contrairement aux trois autres « abbayes-mères » (Prémontré, Saint-Martin de Laon et Cuissy) — a toujours été épargnée par cette pratique, son abbé s’est parfois retrouvé seul abbé régulier parmi les abbés "pères de l’Ordre".
Cet éclatant fanal prémontré s’éteint définitivement vers 1830.
Fondation à Leffe
Henri l’Aveugle, comte de Namur
Henri, dit l’Aveugle, comte de Luxembourg et de Namur vers 1140, avait reçu en fief la terre de Leffe de Frédéric Barberousse, roi des Romains. Il professait une haute estime pour les religieux Prémontrés que son père Godefroid, comte de Namur, avait établis dans sa terre de Floreffe, en 1121, et auxquels il avait lui-même fait de grandes libéralités. Il désirait les voir établis aussi à Leffe, dans l’église Notre-Dame. Il estimait en effet que les chanoines séculiers qui la desservaient n’avaient pas le rayonnement spirituel qu’il aurait pu attendre. Le comte de Namur communiqua son projet aux chanoines, leur promettant, s’ils y acquiesçaient volontairement, de pourvoir libéralement à leur existence. Tous les membres du chapitre consentirent à l’arrangement proposé. Parvenu à ses fins, le comte donna l’église de Sainte-Marie de Leffe, avec toutes ses dépendances et revenus à Gerland, abbé de Floreffe, à la condition d’y établir des religieux de son ordre, sous la direction d’un prieur. Il institua cette fondation par une charte. L’esprit de foi et d’humilité qui inspire celle-ci ne manque pas de détoner avec la mentalité du prince qui l’a octroyée. Mais, cette donation comportait également l’avantage de placer sous la protection du pape une enclave namuroise en principauté de Liège réputée indéfendable.
L’année suivante, en 1153, l’empereur d’Allemagne, Frédéric Barberousse, confirma et approuva la donation. Elle fut également confirmée par une Bulle du Pape Adrien IV, le 22 avril 1155, et par le Pape Alexandre III, le 12 mai 1178.
Tout cela ayant été réglé à la satisfaction des deux parties, la nouvelle communauté religieuse vint habiter Leffe en 1152, sous la direction d’un prieur et sous la dépendance de l’abbé de Floreffe.
L’an 1155 vit s’élever une nouvelle église construite par les arrivants sur l’emplacement de l’ancienne. En l’espace d’environ cinquante ans, le nombre des novices s’était tellement accru que Jean d’Auvelais, Ve abbé de Floreffe, jugea convenable d’ériger le prieuré en abbaye vers 1200. C’est Wéric, prieur de Floreffe, qui fut proclamé premier abbé de Leffe.
Depuis lors et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la maison de Leffe eut ses abbés particuliers, élus par ses propres religieux, agréés par les abbés de Floreffe et bénis par le prince-évêque de Liège.
Prospérité et destruction
L’abbaye de Leffe vit insensiblement augmenter ses possessions et ses revenus. Au cours du XIIIe siècle, le domaine de l’abbaye de Leffe se constitua et s’agrandit par de nombreux dons ou achats.
Les premiers abbés de Leffe (archives de l’abbaye)
Wéric, premier abbé de Leffe en 1200, quitta Leffe en 1208 pour Floreffe, où son savoir et ses vertus l’avaient fait rappeler par ses anciens confrères pour succéder à l’abbé Jean d’Auvelais. De nombreux abbés vont lui succéder au cours du premier siècle d’existence de l’abbaye : quatorze en une centaine d’années.
En deux siècles, le domaine de l’abbaye prospère grâce notamment à la libéralité des seigneurs. Ces libéralités étaient assez souvent le prix rémunérateur des services qu’ils rendaient à tel lieu ou telle paroisse. En effet, déjà dans ces temps reculés, les prémontrés de Leffe desservaient les cures de Saint-Georges à Leffe, de Saint-Médard à Dinant, de Waha, de Sart-en-Fagne, d’Awagne, de Jassogne et de Courrière.
Le XVe siècle fut réellement désastreux pour l’abbaye de Leffe. Au mois de septembre 1400, selon certains auteurs, une épidémie de peste lui enleva son abbé, Albéric de Pecheroux, et sept autres religieux. En 1408, l’abbé Wéric de Beaumont se démet sans autorisation. Le siège abbatial reste vacant un long moment et les religieux cherchent à se soustraire aux instructions de leur abbé-Père, le prélat de Floreffe. Le 7 août 1460, l’église de Leffe fut tellement dévastée par une forte et soudaine inondation qu’il n’en resta plus que les quatre murs. L’abbé du monastère, Jean Ghorin, se noya. Les autres religieux eurent beaucoup de peine à se sauver en se réfugiant dans la tour. Les dégâts occasionnés par l’inondation étaient à peine réparés, que l’abbaye dut essuyer une seconde épreuve. En 1466, Dinant, qui s’était révoltée avec la population liégeoise contre l’évêque Louis de Bourgogne, fut saccagée et brûlée par les armes de l’oncle de celui-ci, Philippe le Bon, duc de Bourgogne. L’abbaye de Leffe touchait à la ligne des fortifications extérieures de Dinant. Charles le Téméraire vint y prendre gîte et établir son quartier général le 17 août 1466 lors de l’investissement de la ville par les armées de son père Philippe, duc de Bourgogne. La principale batterie des assiégeants fut dressée juste à côté et c’est de là que l’on tira les premiers coups de canon qui permirent à l’armée bourguignonne de s’emparer le lendemain du faubourg de Leffe. La ville de Dinant dut se rendre le 23 août 1466. Elle fut livrée au pillage, au sac et à l’incendie.
L’abbaye subit le sort de la ville : elle fut dévastée et vit son église incendiée et presque entièrement détruite, avec ses dépendances. L’abbé Wauthier de Wespin et ses religieux furent capturés. Pendant six mois, le monastère resta abandonné. Quand, après ce temps, les religieux, remis en liberté, purent rentrer au monastère, ils ne retrouvèrent presque plus que des ruines. Le duc de Bourgogne avait ordonné de saisir le trésor de l’abbaye et demandait cent florins du Rhin pour la rançon de l’abbé et la restitution des objets du culte. Il fallut les emprunter.
La reconstruction
Les murs de l’abbaye furent relevés à la hâte. Aux multiples agitations provoquées par la guerre, succède une période de remise en ordre et de relèvement. Y contribuèrent de nouvelles donations comme la cession testamentaire en 1489 de la seigneurie de Haute-Sorinne par Barthélemy de Spontin et son épouse. Les moulins placés sur la rivière dans les « fonds de Leffe » deviennent une source de revenus intéressante. Les textes anciens n’hésitent pas à parler d’ « usines » établies autour de ces exploitations qui, au départ familiales, prennent très vite une extension considérable. Grâce notamment à ces ressources nouvelles, la communauté connaît un siècle de redressement entre 1484 et 1583 malgré la disparition des archives et le cortège de procédures juridiques qu’elle entraîne, malgré aussi une succession d’abbatiats assez brefs et un contexte socio-économique décidément instable. Depuis le règne de Charles-Quint, jusqu’au gouvernement de Marie-Thérèse (1515-1740) en effet, la Belgique fut presque continuellement le théâtre des guerres sanglantes qui éclatèrent entre la France et l’Espagne, puis entre la France et l’Autriche. Des armées amies ou ennemies sillonnaient et foulaient en tous sens les provinces, semant le plus souvent la désolation et les ruines. Parfois survenait une trêve de courte durée, motivée le plus souvent par le manque d’hommes ou de ressources.
Bâtiment de 1604 (hôtellerie)
L’horizon semble s’éclaircir pour l’abbaye lorsque Georges du Terne est appelé par acclamation à diriger les destinées du monastère. Il lui reviendra de commencer la reconstruction à neuf le monastère. De son abbatiat, on peut voir encore un bâtiment portant la date de 1604. L’abbaye jouit en ce temps d’une tranquillité relative bien que parsemée de calamités naturelles. En 1577, une épidémie de peste se déclara à Bouvignes et à Dinant, et fit de nombreuses victimes. En 1587, survint une famine importante qui perturba durablement la vie sociale et économique. A partir de 1617 une nouvelle épidémie de peste vint désoler la région de Dinant. La maladie continua à sévir par intermittence jusqu’en 1636, année où l’abbé de Leffe, Jean Noizet, en mourut.
Le fléau qui avait causé la mort du prélat Jean Noizet et de plusieurs religieux désorganisa la vie conventuelle pour quelque temps. Ancien curé de Lisogne, Désiré Gouverneur reprit après quelques mois la charge de gouvernement et s’en acquitta avec sagesse et discrétion jusqu’à sa mort en 1653. Jacques Malaise lui succédera. Malheureusement il décède après 40 jours, avant même de recevoir la bénédiction abbatiale. Il était le compositeur de plusieurs motets à trois voix aujourd’hui disparus dont le célèbre musicologue Fétis écrivit dans sa bibliographie universelle des musiciens qu’ils sont « d’une couleur mélodique très agréable et il en est d’un caractère grave et solennel ». Perpète Noizet reprendra les rênes du gouvernement de 1653 jusqu’à 1672. Son épitaphe indique qu’il fut très aimé de ses religieux et doué de grandes qualités d’âmes et de corps. Ses mérites lui attirèrent l’estime du chapitre général de l’Ordre, qui lui donna ainsi qu’à ses successeurs le titre d’abbé d’Iveld, un monastère du diocèse de Mayence passé au luthéranisme. Par cette fiction, les abbés de Leffe obtenaient l’usage de la mitre et des insignes pontificaux dont la plupart des autres abbés prémontrés jouissaient depuis le XIVe siècle. En 1661, Perpète Noizet fit élever une aile de bâtiment parfaitement conservée jusqu’à aujourd’hui et portant la date de sa construction avec la devise Virtute perenni.
Bâtiment de 1682 (réfectoire)
Successeur de l’abbé Perpète Noizet, Pierre Lefèvre, n’avait pas été curé, contrairement à la plupart des autres abbés de Leffe. Il résida toujours à l’abbaye, où il remplit les charges de sacristain, maître des novices et proviseur. Familiarisé avec toutes les exigences de la discipline conventuelle, il était bien préparé au maintien de la vie claustrale. Il n’hésita pas à faire révoquer un curé indigne, à se montrer plus sévère dans la formation des novices et à en renvoyer certains. Sa compétence financière était aussi bienvenue en ces temps troublés : En 1683 le roi Charles II d’Espagne, se vit obliger de résister par les armes aux prétentions de Louis XIV. Pour subvenir aux frais de la guerre, il leva des impôts considérables sur les provinces des Pays-Bas. Cette mesure épuisa de nouveau les ressources d’un grand nombre d’abbayes. En 1690, après la bataille de Fleurus, les Français victorieux imposèrent une forte contribution sur la province de Namur. Dans ces deux circonstances, l’abbaye de Leffe dut naturellement intervenir pour sa quote-part. Une déclaration de 1700 relative aux biens situés dans le comté de Namur, dénote la présence continue de ces ruineuses impositions. Il arrivait heureusement que celles-ci soient tempérées. Ainsi, en 1696, Louis XIV fit à l’abbaye de Leffe la remise d’une rente de vingt-cinq sacs et demi d’avoine, due aux domaines. Vingt et un ans auparavant, les Français, sous la conduite du roi, s’étaient en effet rendus maîtres de Dinant où ils avaient établi tout un nouveau système de défense. Ils construisirent entre autres un fort avancé sur les terres de la ferme de Malaise, appartenant à l’abbaye. Dominant le ravin de Saint-Jacques, ce fort protégeait la citadelle par son côté le plus faible, mais il causait un grand préjudice à l’abbaye de Leffe, en lui enlevant d’excellentes cultures et une carrière de bon rapport. L’abbé Lefèvre demanda comme juste compensation, la remise de la rente précitée, ce que le roi Louis XIV lui accorda gracieusement par ordonnance. C’est sans doute cet allègement de charge qui lui permit d’ajouter au monastère toute une aile de bâtiment qui existe encore, et qui porte la date de 1682. Bon religieux, administrateur avisé, le Père Lefèvre semblait aussi avoir une conscience assez forte de la fraternité spirituelle qui doit présider aux relations entre communautés prémontrées. Les archives de l’abbaye recèlent encore une copie du pacte d’amitié et de solidarité qu’il avait établi entre sa communauté et celle du Beaurepart à Liège. Il s’agissait d’un engagement à une prière réciproque pour les défunts et intentions respectives de chaque communauté.
Les dernières constructions
Bâtiments de l’ancienne ferme (1710)
Marchant sur les traces de son prédécesseur, Perpète Renson (1704-1743), ancien curé de Dorinne, poursuivit la montée vers une plus grande perfection religieuse. Dès le début de sa prélature, il favorisa les tendances au renouveau connu sous le nom d’ « antique rigueur », introduit au siècle précédent dans une partie de l’ordre par la réforme de lorraine de l’abbé Servais de Lairuels. Il décida de rétablir dans leur observance primitive les prescriptions statutaires, principalement en ce qui concerne le vœu de pauvreté, auquel certains usages avaient apporté des adoucissements. En 1707, il supprima le pécule attribué personnellement à chaque confrère, auquel ses prédécesseurs n’avaient pas osé toucher. Il rétablit le vestiaire commun, sous la direction d’un religieux qui devait veiller à procurer aux frères tout ce dont ils auraient raisonnablement besoin. Ces réformes procédaient d’un programme bien précis visant à ramener la communauté vers une plus grande austérité et vers une simplicité de vie plus conforme à l’état religieux. A l’exemple de son prédécesseur, il n’hésita pas à faire rentrer dans leurs foyers ceux qui ne présentaient pas de garantie de stabilité dans leur vocation.
Ancienne grange (1710)
Par ailleurs, l’abbé Renson usa largement et intelligemment des économies de ses prédécesseurs et de celles qu’il parvint à réaliser lui-même. L’église et le monastère avaient eu beaucoup à souffrir par suite des guerres et des malheurs du temps ; il en entreprit la réparation. En 1705, il fit restaurer le dortoir des religieux ; en 1707, il agrandit et embellit le jardin à leur usage. De 1707 à 1710, il acquit deux propriétés près de Ciney. En 1710, il fit construire la grande ligne des bâtiments : moulin, granges, remises. Quatre ans après ces travaux, déjà si importants, l’abbé Renson ordonna la reconstruction complète de l’église, et en posa la première pierre le mardi de Pâques, 3 avril 1714. Terminée en mai 1719, elle reçut, le 16 de ce mois, la visite et les félicitations du Prince-Evêque de Liège, qui en fixa la dédicace au 23 juillet. Mais ce prélat étant tombé gravement malade, il délégua l’évêque de Namur, Ferdinand-Paul.
Porche de l’ancienne église abbatiale (1715)
L’église de 1714 avait deux cents pieds de longueur sur quatre-vingts de largeur, et était partagée en trois nefs par deux rangs de colonnes doriques ; la nef du centre était fort élevée. Le chœur était orné de médaillons sculptés représentant les saints de l’ordre des Prémontrés, et sous le marbre du sanctuaire, se trouvait une crypte du XIIe ou XIIIe siècle, portée par une double rangée de colonnes. Deux ordres de pilastres décoraient le portail, qui se terminait par un fronton. Le boisage passaient pour un beau morceau de menuiserie et de sculpture. On y remarquait les quatre évangélistes et les quatre grands docteurs de l’Eglise, de hauteur naturelle. Les sous-ailes sont ornées d’excellents tableaux qui représentaient les traits de la vie de saint Norbert.
Ancienne prélature (façade de 1747)
Augustin Lambreck, successeur du prélat Renson, reçut la charge abbatiale le 23 octobre 1743. Reconnu comme un fidèle gardien de la discipline religieuse, il contribua au réchauffement des relations avec l’abbaye-mère de Floreffe. Continuant l’œuvre de son prédécesseur, dont il avait été l’architecte, il fit construire le corps de logis qui porte pour devise : Pax huic domini - 1747. Il mourut le 13 décembre de cette même année.
Vers 1740, pour son célèbre ouvrage Les délices du païs de Liège, Pierre de Saumery commande au dessinateur liégeois Remacle Le Loup plusieurs gravures, dont celle de l’abbaye Notre-Dame de Leffe.
Madame de Maintenon
Mes chères Colombes,
Je vous ai écrit, il y a quelques jours mes impressions sur la ville de Dinant-sur-Meuse et je vous ai parlé de la pauvre petite église Saint-Michel, où j’ai assisté à la messe et où je fus très incommodée par l’encens dont la fumée était répandue à profusion. Aujourd’hui, je suis venue prier, dans un vieux et magnifique monastère, la statue miraculeuse de Notre-Dame de Leffe dans une admirable et grandiose basilique digne de Notre-Dame de Paris, et que je ne puis résister à vous détailler.
Mais avant, je dois vous dire que j’ai été reçue avec tous les honneurs que l’on fait à une reine par Monseigneur Renson et toute sa belle et nombreuse phalange de pères blancs, car comme je vous l’écris ci-dessus, cette abbaye est un couvent de prémontrés.
Avant de vous décrire ce merveilleux monument qu’est l’église abbatiale, je vous raconte la traversée de mon carrosse dans la ville, de ruelle en ruelle enchevêtrées les unes dans les autres et qui s’arrêtent à une multitude de portes entourées de fortifications et de murailles gardées par des arbalétriers et plus loin des arquebusiers, tous on ne peut plus aimables et très polis. En sortant par la dernière porte près d’un collège de jésuites, j’ai dû laisser ici mon carrosse, pour prendre une sentier rocailleux et faire le trajet à pied, ayant à ma droite quelques maisons nouvellement construites et à ma gauche un petit bois, pour arriver à une grande et large tour surmontée d’une statue en pierre de saint Norbert de presque trois mètres de hauteur et gardée par de beaux mousquetaires habillés tout blanc, haut-de-chausses dans des bottes leur venant jusqu’aux genoux, pourpoint de velours et large béret. À leur baudrier une longue épée et à la main une hallebarde de cuivre brillant comme l’or. Ces beaux soldats m’ont rendu les honneurs comme jamais les mousquetaire du Roi à Paris ne m’ont fait. J’en suis encore tout émue en l’écrivant.
De la tour Saint-Norbert, j’ai traversé une petite rue, puis monté un escalier d’une dizaine de marches au-dessus desquels j’ai trouvé un petit pont-levis qui était baissé et en suivant un étroit chemin qui longeait tous les bâtiments du sud de l’abbaye et parallèle à un ruisseau et une montagne abrupte de jolis rochers. Enfin, je suis arrivée à l’entrée du moutier où le frère-portier obséquieux m’a introduit dans un petit salon se trouvant devant la clôture et d’où l’ont voit une cour entourée des quatre côtés par un beau cloître sous des bâtiments très curieux à cause de leur style. C’est dans ce petit salon richement orné de petits tableaux et d’un plafond en chêne tout sculpté de jolis motifs floraux ; une petite cheminée monumentale ornée de bas-reliefs représentant l’Annonciation paraissant être dans le style Louis XIII, comme tous les meubles le garnissant. C’est ici que le Révérendissime Père Abbé Renson et le Très Révérend Père Prieur Jérôme Gouverneur sont venus me chercher pour me conduire à l’autel de Notre-Dame de Leffe, qui est une vraie merveille d’art et de splendeur par sa richesse et son orfèvrerie toute d’or et d’argent sertie d’une infinité de diamants et de pierre précieuses.
Mais savez-vous d’où je vous écris toutes ces choses ? Non ? Eh bien ! Je suis installée confortablement dans un fauteuil à une table rien de plus beau comme sculpture, dans un salon d’une richesse inouïe dont les quatre murs sont garnis de tapisseries magnifiques de Tournai, représentant quatre scènes de la vie de saint Norbert : une où on voit le futur fondateur des Prémontrés renversé sans connaissance de son cheval par l’orage. Une autre montrant la Sainte Vierge revêtant saint Norbert de la livrée blanche de ses futurs religieux. La troisième montrant l’évêque d’Hippone, saint Augustin, donnant sa règle à saint Norbert. Quant à la quatrième tapisserie, elle représente les saints et bienheureux prémontrés de l’abbaye de Floreffe entourant saint Norbert, archevêque de Magdebourg, tenant dans sa main gauche un ostensoir et dans sa main droite une crosse pointée sur l’hérétique Tanchelin renversé à ses pieds.
Sur cette table, que j’écris, il y a des feuilles de papier à profusion fabriquées par les pères prémontrés eux-mêmes, un flacon d’encre, également fabriquée par eux et des plumes d’oies, en veux-tu, en voilà, car il paraît qu’ils font l’élevage de ces palmipèdes domestiquées expressément pour recueillir leurs plumes pour écrire…
(Abbaye de Leffe, 11 juillet 1705)
Les temps difficiles
À partir de l’été 1789, l’effervescence dans les villes principautaires sonna le glas des institutions héritées de l’Ancien Régime. Le 18 août, les démocrates liégeois se révoltent, en désaccord avec leur seigneur, Mgr de Hoensbroeck. Une semaine plus tard, les Dinantais, aigris par la misère économique, leur emboîtaient le pas.
Le 27 juin 1790, les Autrichiens s’installèrent dans la cense de Viet, propriété et refuge des Prémontrés de Leffe, pour y établir leur quartier général. Ils investirent ensuite les Fonds de Leffe et installèrent dans l’abbaye abandonnée précipitamment par la communauté, une batterie de canons pointée devant Bouvignes. Les Patriotes revinrent à l’assaut, les combats furent acharnés au point de pousser les Autrichiens à se replier sur Viet, laissant dix hommes sur le terrain. La victoire de Jemappes, remportée le 6 novembre 1792 par le général français Dumouriez, décida du sort de Dinant déjà livrée aux incursions de la garnison française de Givet.
A Dinant, on est loin du délire surtout lorsque les Républicains installèrent leur quartier d’hiver dans la ville et ses alentours, le 8 novembre. Le 16 décembre, les Dinantais partisans du nouvel ordre convoquèrent le peuple par voie d’affiches et par "son de caisse" en l’église du collège des Jésuites. Le peuple fut invité à se choisir une assemblée provisoire. La ville et sa banlieue sont divisées en 6 sections. L’abbaye et les "fonds de Leffe" formèrent la première et les réunions des nouveaux citoyens-électeurs se déroulèrent dans l’abbatiale, tout comme pour les autres sections regroupées dans les principaux édifices religieux de la ville. 66 électeurs sont élus et ceux-ci désignèrent à leur tour 27 administrateurs pour la ville et 5 jurés. Le jour de l’An 1793, après avoir entonné le Chant des Marseillais aux dépens du Te Deum prévu, ils proclamèrent dans la collégiale Notre-Dame la République. Ce n’était pas encore l’annexion mais tous firent serment selon les termes du décret du 15 décembre abolissant l’Ancien Régime avec ses droits féodaux. Tous les biens des associations laïques et religieuses furent supprimés. Les gens d’Église sont alors mis à contribution.
Frédéric Gérard (1780-1794)
Le 7 février, les portes de l’abbaye de Leffe furent forcées. En présence de trois représentants de la municipalité, le juge de paix interrogea l’abbé Gérard sur la disparition des biens mobiliers. L’abbé gardea le silence et, puisque la fouille des bâtiments conventuels n’avait rien donné, le citoyen Bosque ordonna la garde à vue de l’abbé Gérard et fit emporter par ses hommes les registres et papiers du monastère. Pendant quatre jours, Frédéric Gérard resta enfermé dans sa chambre pour méditer sur "ses égarements". Sur ordre de la municipalité, il fut ensuite emmené afin de subir un interrogatoire serré. Mais l’abbé s’obstina et pour cause, les objets convoités sont cachés à Namur. Il fut alors séquestré dans une maison voisine de l’hôtel de ville. Sa détention fut longue et pénible. Ses geôliers l’insultaient et lui donnaient le titre de "premier tyran et plus grand despote de Dinant". Les autres religieux de la communauté furent aussi inquiétés. Ils comparurent plus d’une fois devant les autorités communales plutôt embarrassées par cette affaire. Celles-ci réclamèrent une caution de 50.000 florins pour la libération de Gérard mais Bosque s’y opposa. La détention se poursuivit et s’avéra payante. La cachette fut révélée. L’inventaire des valeurs mobilières commenca le 13 février et se poursuivit le 26 février et le 5 mars suivants. Au total plus de 1.700 onces d’argent, évaluées à 8.554 livres furent inventoriées par Henri Nalinne, citoyen-orfèvre de Dinant. La croix processionnelle, les six grands chandeliers du maître autel, la crosse abbatiale, calices, encensoirs, jusqu’aux couverts de table et même une cuillère à ragoût, rien n’échappa au contrôle.
Contre toute attente, Frédéric Gérard resta en état d’arrestation. Bien que Liège fut réoccupée par les Impériaux le 5 mars, Bosque et Lehoday se sentaient en position de force et refusèrent jusqu’au dernier moment d’élargir l’abbé Gérard qui ne rejoindra sa communauté qu’après le départ des Français, le 18 mars.
Ce 28 mai 1794, parmi les Prémontrés de Leffe, 11 d’entre eux dont l’abbé Gérard affrétèrent dans la plus grande précipitation des barques louées à un aubergiste de Leffe qui les emmèna, cachés sous des bottes de paille, jusqu’à Maastricht. A noter que l’avisé aubergiste factura ces bottes lors du retour des religieux le 8 novembre suivant ! Un second groupe quitta l’abbaye le lendemain du 28 mai.
Ces départs provoquèrent l’anarchie. Les biens de l’abbaye sont confisqués : les cloches, les fers, les cuivres, les grains, meubles et autres effets de la bibliothèque. Au retour d’émigration, les Prémontrés découvrirent leur maison éventrée.
Le 5 mai 1795, la république mit en location les jardins et le vignoble attenants à l’abbaye que les religieux avaient dû abandonner, en attendant leur vente définitive. Le 1er septembre 1796, le gouvernement supprima en Belgique « les congrégations et ordres réguliers, monastères, abbayes, prieurés, chanoines réguliers, chanoinesses et généralement toutes les maisons ou établissements religieux de l’un et de l’autre sexe ; » il confisqua tous leurs biens meubles et immeubles, et il donna un bon de 15.000 francs aux religieux, de 5.000 francs aux frères convers, de 10.000 francs aux religieuses, et de 3.334 francs aux sœurs converses. Ces bons ne pouvaient être employés qu’en acquisition de biens nationaux, situés dans les Pays-Bas.
Le religieux n’existe plus : aux yeux de l’État, c’est tout simplement un citoyen soumis aux lois de son pays, déchargé des devoirs de sa profession et pouvant se marier, trafiquer, acquérir des possessions. Or le vœu de pauvreté rendait ces religieux personnellement incapables de posséder ; d’un point de vue ecclésiastique, ils n’auraient même pas pu accepter les bons que le gouvernement leur offrait comme pension alimentaire, si le Pape Pie VI ne leur avait pas donné les dispenses nécessaires. Ces bons, mis en commun, permirent aux religieux de racheter quelques-uns de leurs biens.
La reconversion industrielle
Outre le rachat de fermes et autres biens ayant appartenu à leur abbaye, deux religieux, nommément l’abbé Gérard et le père George, mais avec la coopération d’autres confrères et même de laïques, obtinrent le rachat de l’abbaye, de son église et propriétés adjacentes dans l’espoir sans doute de rétablir plus tard la vie religieuse à Leffe. Les jours meilleurs tardant à venir, des biens furent revendus par quelques-uns. Saint-Hubert de Sir de Melin, laïque associé à la première adjudication, devint second acquéreur de l’église, du monastère et de ses dépendances. Il fit démolir l’église, dont il ne resta que des pans de murs, qui avaient résisté à la sape et à la mine, et dont on voit encore un morceau de nos jours.
Quant à Frédéric Gérard, le 12 octobre 1812, il légua tous ses biens à sa nièce avec mission de restaurer l’abbaye quand ce serait possible. Il mourut en 1813.
Revendue en 1816 à une société française de Monthermé gérée par Auguste des Rousseaux, l’abbaye fut convertie en verrerie ; dans les ruines de l’église on établit les fours et les ateliers de fabrication ; dans une partie du couvent, on logea les familles d’ouvriers.
Aperçu de l’abbaye et des usines (vers 1870)
Cette industrie dura 15 ans, puis la société s’écroula en 1830. Des créanciers reprirent ce bien et le conservèrent jusqu’en 1839. Mis de nouveau en vente à cette époque, il ne trouva point d’amateur. Une partie de l’abbaye fut alors convertie en papeterie, puis en fabrique de lin ; l’autre partie, à savoir : la ferme comprenant la brasserie, les étables, les écuries, les celliers, trois corps de logis, anciens quartiers du père Abbé et des religieux, fut vendue à en 1842 à M. Jean-Joseph Wauthier de Leffe. Le décès de sa veuve, le 13 février 1883 décida de la remise en vente de la propriété. L’abbaye de Leffe semblait promise à l’oubli comme d’autres maisons religieuses. En 1844, le dernier religieux survivant de l’abbaye meurt. Tout semble fini lorsqu’un événement étranger contribua à faire revivre l’abbaye mosane.